Deuxième partie de la série.
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Dans les prochains articles, j'ai l'intention d'examiner plus en détail l'enseignement, l'apprentissage et le «vol» (de la technique),
surtout dans le cas de Morihei Ueshiba et de ses disciples immédiats, mais aussi dans la relation cruciale entre ces activités et leur entraînement personnel (et le nôtre).
Plus ils progressent dans leur formation, plus les pratiquants d'Aikido tendent à rencontrer des problèmes variés qui les conduisent à
remettre en question la validité de ce qu'ils font. Ils pratiquent sous la supervision d'un «Sensei», qui a également pratiqué et peut-être reçu son autorisation d'enseigner d'un autre «Sensei»
et le modèle est alors de retracer la lignée et la compétence en tant qu’aïkidoka et le professeur d'aïkido, jusqu’à O Sensei, généralement considéré comme la Source.
Les problèmes surviennent lorsque ces aïkidokas rencontrent des pratiquants d'autres arts martiaux, qui leur disent qu'ils manquent de
bagage technique et de formation, et aussi quand ils rencontrent d'autres pratiquants d'aïkido qui sont d'une lignée différente de la leur. Comment est-il possible que l'aïkido puisse montrer de
telles lacunes de compétences essentielles, étant donné que le fondateur a été la source, et comment est-il possible qu'il puisse y avoir tant de différentes «écoles» d'aïkido, quand il n'y a
qu'un seul Fondateur / Source?
Ces questions ont fait l’objet à de nombreuses discussions, notamment sur les sites dédiés comme AikiWeb, et ont également conduit les aikidokas sérieusement impliqués à remettre en cause leur formation.
Inutile de le nier. Les problèmes existent et l'approche la plus honnête est de l'admettre puis d’essayer de trouver un moyen de résoudre le
dilemme dans les meilleures traditions de BUN / BU: par l'étude et l’entraînement.
Une façon de sortir du dilemme est de faire valoir que l'aïkido a changé au fil des générations et que pour la pratique «réelle» de
l'aïkido, il faut revenir à la source et étudier comment Morihei Ueshiba s'est formé, comment il a pratiqué, ce qu’il enseignait et comment. C'est une belle idée, qui suppose que nous puissions
réellement savoir comment il s’entraînait, comment il pratiquait et aussi ce qu'il enseignait.
En fait, c'est assez difficile et nous ne sommes pas tellement aidés par les propres écrits de Ueshiba. Morihei Ueshiba fut un Japonais des
ères Taisho et Showa qui «enseigna» son aïkido d'une manière conservatrice et typiquement japonaise. Il n’a pratiquement écrit rien en dehors d'un journal et une édition annotée de Reikai
Monogatari de Onisaburo Deguchi, écrits qui semblent avoir été perdus. En revanche il donna de nombreuses conférences et discours, dont certains ont été publiés sous forme de livre. Ses «écrits»
publiés en anglais sont des traductions de Douka et des extraits de discours et d’interviews. Il n'existe pas d'édition anglaise consacrée aux écrits de Ueshiba (Ndt en 2007).
Ainsi, il n'y a aucune garantie que la simple lecture de ses soi-disant écrits traduits du japonais permettra à quiconque de comprendre ces
questions (entraînement, pratique, enseignement).
D'autres preuves, plus circonstanciées, sont nécessaires. Le premier article posait trois questions sous la forme de trois propositions (Cf.
Article précédent)
J'ai mis «enseigner» entre guillemets, en raison de doutes sur le sens précis que ce terme avait pour Morihei Ueshiba. Je pense que ce qu'il
faisait était certainement assez différent de l'enseignement de l’aïkido tel que j’ai pu l'expérimenter au Royaume-Uni et les Etats-Unis avant de venir au Japon.
Ce doute est aussi étroitement lié à la question du «vol» des techniques, que je comprends comme le fait d’apprendre ce qui n'a pas été
explicitement enseigné (même s’il put être montré intentionnellement). Tous les témoignages que j'ai lu et que j'ai entendu de la part des deshi eux-mêmes, s’accordent sur un point : Morihei
Ueshiba a consacré beaucoup de temps à poursuivre sa formation personnelle, de telle sorte que ce qu'il a effectivement montré à ses deshi n'est que la pointe d'un très gros iceberg.
En fait, ce qu'il a montré aux deshi pendant la pratique était presque continuellement et exclusivement du waza, sans aucune explication
technique, et il les a aussi laissé travailler par eux-mêmes, non seulement ce qui leur avait été montré et les principes sous jacents, mais aussi le régime d'entraînement qui avait abouti au
waza. Ueshiba a été critiqué pour «enseigner» de cette manière archaïque et d'exiger de ses élèves le recours à ces moyens non-productifs tels que «voler» la connaissance. Si seulement il avait
utilisé les méthodes occidentales éprouvées qui nous sont si familières, utilisant un catalogue bien défini, présentant tout le matériel d'une façon claire et logique, avec des contrôles
périodiques pour voir s'il avait été compris, nous serions maintenant dans une bien meilleure situation.
Les enjeux ici sont d'une importance fondamentale, non seulement pour la façon dont on pratique l'art de nos jours, mais aussi pour notre
façon de concevoir réellement l'art et la structure de ce que nous faisons dans le dojo.
La première question qui se pose est de savoir à quel point l'approche de Morihei Ueshiba était habituelle / commune au Japon et il est donc
instructif de comparer l'enseignement de l'aïkido avec l'enseignement des autres formes d'activité structurée ou toute pratique, comprise dans un sens large. La méthode de «l'enseignement», et
aussi la relation «d’enseignement» entre le maître et l'élève, changent-elles en fonction de ce qui est enseigné?
A l'origine, la nature très confucéenne du rôle d'enseignant doit être soulignée, de même que la différence entre cette manière d'enseigner
et de la méthode socratique, qui, comme son nom l'indique, trouve son originechez les Grecs. Dans son livre, L'éducation au Japon pendant l’ère Tokugawa, Ronald Dore dresse un tableau de
la manière d’enseigner des professeurs Japonais. Elle était confucéenne, au sens où:
(1) la connaissance est décernée par l'enseignant au-dessus et les étudiants en dessous ont un devoir moral de comprendre et
apprendre
(2) la connaissance montrée et donc la formation pour l'acquérir, suivent un un schéma type - on peut dire fondé sur le kata.
Les étudiants remplissent leur rôle en écoutant patiemment et en apprenant par cœur. Je pense que le meilleur parallèle avec le monde
contemporain est l'apprentissage du japonais écrit, en particulier les 2000 caractères chinois d'usage courant, dans les écoles japonaises. Cette tâche colossale est accomplie en plusieurs étapes
prédéterminées et chaque enfant à l'école japonaise élémentaire et secondaire passe par les mêmes étapes dans le même temps, dans tout le Japon. Tout y est: il y a un ordre déterminé; les élèves
apprennent par une répétition sans fin, ils doivent apprendre à écrire correctement les caractères les plus faciles avant de passer aux plus difficiles, mais ils apprennent les structures
sous-jacentes et les principes chemin faisant; les compétences sont tellement intériorisées qu'elles deviennent sans effort. Les occidentaux qui ont seulement à maîtriser l'alphabet ont besoin de
faire un sérieux saut mental pour comprendre la dimension de ce processus d'apprentissage et aussi pour voir comment il établit un paradigme d'apprentissage confucéen qui est au coeur du
processus cognitif de tout japonais qui est passé par le système scolaire.
Le fait que cette attitude confucénne existe encore aujourd'hui a frappé à ma porte assez fortement par le biais de mon premier professeur
d'arts martiaux qui était japonais, un japonais très traditionnel. Nous étions de complets débutants et il a présenté l'aïkido comme une partie de la culture traditionnelle japonaise. À un
certain moment il a déclaré qu'en général, les étudiants avaient tort de critiquer ou remettre en question leurs professeurs à moins qu'ils puissent prouver qu'ils savaient mieux. Questionner
l'enseignant était en soi une forme de critique. Cela n'a pas été particulièrement bien reçu par nous, ses élèves, qui étions tous étudiants à l'université au Royaume-Uni. J'ai moi-même été élevé
dans une tradition qui favorisait la dialectique: à savoir s'engager dans des disputes avec l'enseignant, dans un effort pour trouver des trous et des ouvertures dans son argumentation.
Cette tradition, comme je l'ai dit plus haut, commença chez les Grecs puis fut reproduite dans les universités à travers l'Europe médiévale.
Elle est typiquement «occidentale». Là encore, il est inutile de nier que cette tradition existe et qu’elle est pertinente pour la formation dans les arts martiaux japonais. Je suis assez sûr que
nous avons essayé de trouver des trous et des ouvertures dans le waza de notre professeur, mais nous étions débutants et aucun de nous n'avait la moindre expérience dans d'autres arts martiaux
japonais. Son anglais était assez rudimentaire et il a nous a fait passer par des répétitions sans fin d'exercices tels que Funa-Kogi, des suburis assez simples de ken et jo et des ashi-sabaki
complexes. Bien sûr, il y avait le waza, mais ce n’était que les bases: les kyo, les nage-waza d’irimi-nage, kote-gaeshi, shiho-nage et kaiten-nage, quelques koshi waza et kokyu waza
de base. Ukemi était appelé «recevoir» et l'entraînement en solo à l’ukemi était précautionneusement contrasté avec le rôle très différent de l'ukemi avec un partenaire.
J'ai découvert plus tard que mon premier professeur reproduisait simplement avec nous sans aucune véritable explication la procédure de
formation qu’il avait reçu de son propre professeur (qui, incidemment, avait également été le professeur de Minoru Inaba, du Dojo Shiseikan). Comme ses compétences en anglais ne lui permettaient
de donner aucune explication réelle des buts de la procédure de l’entraînement, je pense rétrospectivement qu'il espérait seulement planter des graines qui germeraient plus tard.
En temps voulu, moi aussi j’ai aussi découvert que ce modèle confucéen traditionnel de l'enseignement dans les arts martiaux japonais est
dupliqué dans l'enseignement d’autres activités. Dans le monde de l'enseignement japonais, avec lequel je suis plus familier, une distinction rigide est faite dans les universités entre
l'enseignement, en particulier l'enseignement des étudiants de premier cycle, et la poursuite de ses propres recherches. La deuxième est clairement préférée et peu d'efforts sont investis dans le
premier. Il y a deux raisons à cela. La première est qu'un professeur est évalué par la recherche accomplie et non par le nombre d'élèves. (Je pense que cela a toujours été le cas, mais c'est
seulement maintenant que ce sujet commence à compter pour aborder le sujet des buts de l'évaluation.) La deuxième raison, à la suite de la première, est qu’on n’a n'a jamais explicitement
enseigné au professeur à enseigner. On s’attend à ce que l’aptitude à enseigner découle tout naturellement de l'expertise dans la recherche.
Les étudiants qui d’une façon ou d’une autre passent le test deviennent des élèves de niveau de recherche et ainsi deviennent membres du
zemi du professeur (séminaire de recherche). Ces étudiants sont ce qui existe de plus proches du deshi d'un dojo (et d’ailleurs, ils sont aussi appelés deshi). Ils sont choisis par le
professeur et suivent vraiment les traces du maître. Dans l'ancien temps le meilleur deshi, aux yeux du professeur, héritait de son poste quand il se retirait et le modèle se répétait.
Le rôle du zemi explique aussi la pratique de la publication de documents sous le nom du professeur, alors que la recherche proprement dite
et sa rédaction ont été faites par les deshi. Compte tenu de la cohésion de groupe d’un zemi et le rôle central du professeur qui consiste à s'occuper des membres du zemi, y compris pour leurs
futures carrières, cette pratique n'est pas du tout considérée comme étrange. Consentir que son nom soit inclus en tant qu'auteur est une indication que le professeur a donné sa bénédiction et
son accord public à la recherche effectuée.
Au Japon, ce modèle d'enseignement a prospéré durant l'ère Tokugawa avec Hayashi Razan et l'École Mito et a été l'élément BUN dans la
relation BUN / BU, si étroitement favorisée par les samouraïs. Les jeunes samouraïs passaient leurs journées à étudier les classiques confucéens sous la direction d'un professeur sévère et
ensuite entraient dans le dojo pour se former aux arts martiaux, sous un professeur tout aussi sévère. Cependant, il convient de souligner ici est que l'aspect individuel de la relation n'est pas
tant l'enseignement lui-même (au sens occidental), que de permettre au deshi d'avoir une relation étroite avec le maître, car celle-ci va développer sa connaissance et compétences.
Cependant, on peut arguer que le parallèle ne peut être dressé aussi loin et qu’il est aussi modifié dans une certaine mesure par ce
qui est réellement montré / enseigné / appris.
Considérons les différentes activités ou pratique de (1) l'ingénierie, par exemple la construction de ponts, (2) la médecine, (3)
l'apprentissage des langues et (4) la philosophie, car elles sont enseignées / apprises au Japon. J'ai choisi ces exemples parce qu'ils présentent un spectre de la manière dont les paradigmes
culturels de la relation enseignant-élève et l'enseignement / apprentissage des compétences peuvent être évaluées, car la relation et la compétence doit déboucher sur des résultats concrets et
tangibles. La relation enseignant-élève est toujours fondée sur la tradition décrite plus haut, mais débouchent sur des résultats différents.
(1) Dans l'ingénierie, la relation enseignant-élève doit aboutir, au Japon ou ailleurs, à la construction de ponts solides qui ne tombent
pas sous le poids de ce qui passe sur eux. Souligner la grande qualité de la relation enseignant-élève ne servira à rien si cette compétence de base ou les résultats font défaut. Le propos ici
est que l'activité ou la pratique doit donner des résultats concrets comme les ponts, dont la qualité peut être évaluée objectivement et relativement facilement. Toutefois, au Japon le modèle
d'enseignement de base est la zemi, comme décrit ci-dessus. Le professeur mène d'abord des recherches et en publiant les résultats de cette recherche et les étudiants apprennent en participant à
la recherche du professeur. Bien sûr, le professeur donne aussi des conférences à des classes de premier cycle et les étudiants ont la responsabilité d’écouter avec diligence ces conférences,
maîtriser la matière et ensuite redonner au professeur, sous la forme de réponses à des questions d'examen ou dans les résultats des expériences pratiques.*
(2) En médecine, la relation enseignant-élève est de créer des médecins compétents. L'étudiant doit passer un examen et être reconnu comme
possédant les compétences requises, en vue d'exercer la médecine professionnellement. Cependant, il me semble que, au Japon il y a un élément personnel plus présent ici que dans l'ingénierie. Au
Japon, les médecins peuvent mettre en place des cliniques, après quelques années de formation et de gens choisissent vraiment de faire faire leurs opérations en se fondant sur la réputation de
chaque médecin, plutôt que sur la proximité de l'hôpital. Bien sûr, l’exercice de la médecine doit déboucher sur des patients en bonne santé et peu de décès, mais l'évaluation des résultats, en
termes de compétence et d'incompétence, est plus difficile qu’avec la construction de ponts. Si une personne est guérie ou non ne peut pas être strictement reliée à la qualité du traitement
médical reçu. Là encore, le modèle d'enseignement est le zemi et les élèves apprennent en regardant travailler les médecins expérimentés et en participant à leurs recherches. Les patients, eux
aussi, ont un grand respect pour leurs médecins et écoutent consciencieusement les explications qu'il choisit de leur donner: ils posent rarement la moindre question.
(3) Dans l'enseignement et l'apprentissage des langues, on pourrait penser que le test à l’acide de la relation enseignant-élève réside dans
la capacité de l'apprenant à afficher des compétences comparables au locuteur natif. Cependant, ce n'est pas le cas au Japon, où le modèle établi d'apprentissage des langues est l'étude des
textes écrits en anglais (des romans d’auteurs comme Dickens et Virginia Woolf sont de bons exemples ici), la traduction de ces textes en japonais, et la remise des explications détaillées de ces
textes en japonais. Une alternative est l'examen détaillé de la grammaire anglaise et de la méthodologie d'enseignement, également en japonais.
Un professeur, depuis longtemps disparu, m'a dit une fois avec fierté qu'il était probablement l'autorité mondiale sur les verbes de
Chaucer. Les membres de sa zemi l’aidaient consciencieusement dans ses recherches sur ce sujet mystérieux et certains sont allés jusqu’à occuper des postes dans le monde académique réservés par
le professeur en tant que chef du zemi ou Gaku-Batsu. Il ya une dimension encore plus personnelle ici que dans la médecine, puisque les résultats escomptés ne sont pas ce auxquels nous pourrions
nous attendre. La compétence orale d'un locuteur anglais natif, par exemple, n'est pas considérée comme une indication de la connaissance de cette langue. Il n'existe pas de tests de compétence
de la langue native, sans même parler que l’étudiant soit capable de passer pour un natif...
Les tests comme TOEIC et TOEFL sont populaires au Japon mais présentent peu de rapports avec les compétences possédées par des locuteurs
natifs. L’évaluation de la compétence des enseignants est également difficile, car il n'existe aucun consensus au Japon pour évaluer ce que constitue la compétence linguistique. Là encore,
cependant, le modèle d'enseignement est le zemi et les étudiants apprennent en aidant le professeur à poursuivre ses recherches.
(4) La philosophie a été pratiquée depuis les anciens Grecs et enseignée dans les universités depuis presque aussi longtemps, mais ici il
est encore moins possible de juger de la compétence basée sur des résultats. Vous devenez bon en philosophie en la pratiquant réellement et les Grecs ont privilégié une approche conflictuelle,
basée sur l'individu. Bien sûr, il y avait des écoles de platoniciens et aristotéliciens, mais elles étaient fondées sur les travaux philosophiques de deux hommes, dont l'un était étudiant dans
l'autre école, puis s'est détaché et a créé la sienne.
La philosophie est enseignée dans les universités japonaises, mais elle tend à être enseignée comme l'histoire, ou en se concentrant sur
certains philosophes célèbres, comme Hegel ou Heidegger. Là encore, le modèle d'enseignement est le zemi et les étudiants apprennent en aidant le professeur à poursuivre ses recherches.
Cependant, cela ne devrait surprendre personne qu'il n'y ait pas de philosophe célèbre ou original au Japon. La façon d'enseigner est trop confucéenne et la cohésion du groupe est trop
envahissante pour permettre au moindre clou de dépasser.
Dans certains domaines l'efficacité de cette approche ne fait pas de doute. Il y a une tension créatrice entre l'enseignant et les formes
qui constituent la pratique et elle fonctionne dans de nombreux domaines.
Les Japonais sont incomparables pour construire des structures complexes, des machines et des automobiles, là où le «facteur kata» et la
cohésion du groupe sont primordiaux. L'approche semble fonctionner beaucoup moins bien dans les domaines où la créativité individuelle est nécessaire.
Où alors se situent les arts martiaux, et en particulier l'aïkido? Est-il plus de l’ordre de l'ingénierie, de la médecine, de
l'apprentissage des langues, ou de la philosophie, ou peut-être est-ce une combinaison des quatre? L'aïkido est un ensemble d'activités complexes basés sur des principes et ceux-ci sont
clairement enseignables. Les principes reposent sur les activités et la vision du monde d'une personne spécifique qui était japonais et avait suivi un paradigme d'enseignement japonais.
Compte tenu de ce paradigme, cependant, il peut y avoir un écart entre
(a) la combinaison de ces activités / principes du waza de Morihei Ueshiba, tels qu'ils sont un tout unifié,
(b) la propre conscience Ueshiba de l'ensemble unifié de ces activités / principes comme le produit de sa vie,
(c) la capacité d’Ueshiba à enseigner ces activités / principes à ses deshi.
Cette question est particulièrement importante si l'on considère les différences entre l'aïkido et son parent, le Daito-ryu, et les koryu
traditionnelles. Le waza que Morihei Ueshiba pratiquait dans le Kobukan peut être trouvé dans le livre de Renshu Budo, produite en 1933 et remis pour à quelques deshi sélectionnés. Toutefois, ni
les commentaires sur le waza individuel, ni l'explication donnée au début du livre ne fournit aucune indication sur l’entraînement personnel de Ueshiba. Le fait que le livre était remis à des
deshi sélectionnés indique que Ueshiba l’utilisait comme une indication des progrès réalisés, comme il le faisait aussi avec les mokuroku qui résument le waza contenu dans le livre.
Le contenu de Budo Renshu devrait être comparé avec le film réalisé en 1935 dans les locaux de l’Asahi Shinbun et aussi avec le
petit volume Budo, imprimé en 1938 également remis à des deshi sélectionnés. Il a été dit que le film de l’Asahi Shinbun représente un type de pratique qui est plus proche de l'aïkido
actuel que du Daito-ryu vu dans Budo Renshu et les archives photographiques du Noma Dojo, mais il y a une différence de seulement trois ans entre les deux
Avec ceci à l’esprit, on peut reformuler les questions à l'alinéa précédent d’une autre façon. (A) Il y a une tension créatrice entre le
régime de Morihei Ueshiba, sa formation personnelle et l'aïkido waza qu'il a créé, ou adapté du Daito-ryu. A t-il considéré que la formation et le waza comme deux ensembles distincts, comme deux
parties séparées d'un tout ou comme un tout indivisible? Tous les deshi auxquels j’ai parlé choisissent la troisième option, mais soulignent qu'il n'enseignait que le waza et quelques exercices
individuels comme funa-kogi/tori-fune, furitama, les suburi et quelques exercices de respiration.
(B) Morihei Ueshiba s’entraîna en permanence depuis l'adolescence jusqu'à sa mort à l'âge de 86 ans. Ainsi il ya une histoire personnelle,
la maturation d'une personne. Cependant, ses discours ne couvrent qu'une partie de cette histoire, au sens où ils ont été finalisés vers la fin de cette période, dans les années Kobukan et après,
quand il a embrassé la religion Omoto. Seuls quelques deshi étaient intellectuellement outillés pour saisir sa façon de présenter ce qu’il faisait.
(C) Tous les deshi avec lesquels j'ai longuement parlé de la méthodologie d'enseignement de Morihei Ueshiba (Noro, Tada, Yamaguchi, Arikawa,
Isoyama) soulignent que Morihei Ueshiba montrait le waza et s'abstenait de toute explication technique, mais tenait de longs discours sur l’univers, etc. qu’ils n'étaient en mesure de comprendre
à l'époque.
Ainsi, il ne faut donc pas être surpris d'apprendre que Ueshiba a suivi le modèle d'enseignement traditionnel esquissé précédemment. Bien
sûr, il ya une différence de taille entre une grande université et un petit dojo, mais il y a bien moins de différence de taille entre le Kobukan du début, par exemple, et le zemi universitaire,
dans un département et au sein d'une faculté. Les deshi du Kobukan étaient les proches collaborateurs d’un processus de recherche en cours et ont également partagé ce processus, souvent sans être
pleinement conscient de ce qui se passait. Nous allons examiner cette prise de conscience et de ses limites dans l’article suivant.
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Très respectueusement je vais devoir critiquer la vision dualiste de l'enseignement, occidental VS japonais du bon professeur (de la part
d'un occidental cela ne le surprendra pas).
De façon très ironique, le zemi et ses pratiques claniques me parait exister en Occident: je me souviens avec émotion d'un séminaire ultra
pointu de linguistique où un étudiant objectivement couvée par son directeur de thèse exposait doctement son projet de linguistique du timbre-poste... (je ne suis pas resté longtemps).
Plus sérieusement, pour reprendre son exemple de la médecine, le zemi existe aussi en Occident tant dans la méthode que les résultats: les
médecins parlent souvent de leur "maître qui-leur-a-tant-appris". La cour d'un mandarin (tiens tiens) en médecine s'apparente à un zemi et on peut dire qu'elle est la règle dans les études
médicales post-internat en France.
Quant aux résultats...
On doute que le système change quoi que ce soit pour la médecine: les gens choisissent aussi en Occident de se faire opérer sur la base
d'une réputation et non sur la valeur absolue d'un diplôme.
Concernant l'enseignement des langues, on ne peut dire que cet enseignement soit un succès tant les japonais sont peu à l'aise avec les
langues étrangères (ou est-ce les étrangers eux-mêmes?...).
Pour la philiosophie et les activités créatives, P.Goldsbury se fait l'écho de la longue lamentation des occidentaux qui travaillent et
vivent en Asie: la tradition confucéenne présente pour effet pervers de tuer la créativité, laquelle commence par savoir, vouloir, pouvoir dire NON. Les asiatiques ne savent pas dire non pour la
plupart, sourient pour s'en tirer et retournent à leur routine (au quotiden c'est étouffant).
Autre problème: universitaire, P.Goldsbury voit l'enseignement au travers du prisme scolaire. Certes les Grecs ont inventé une forme de
"cours", d'entraînement à la pensée avec un professeur recruté / désigné en tant que tel (Alexandre le grand et
Aristote). Mais l'enseignement en Occident ne se résume pas à l'Université...
A la Renaissance il n'existait pas d'école de Beaux-Arts et l'apprenti entrait - jeune, à l'adolescence ou avant - dans l'atelier d'un
peintre plus ou moins établi / célèbre pour apprendre un métier (et c'était courant dans d'autres métiers ou "arts"
). De la même façon qu'un deshi d'O sensei.
Il commençait par nettoyer, préparer les toiles, les pigments et il copiait. Car l'atelier à l'époque (pour peu que le peintre soit un peu
renommé) était une unité de production: il n'y avait pas d'autres façon de créer des images sinon par le recours à cet étrange artisan. L'apprenti apprend, devient ouvrier, seconde le maître pour
produire. Léonard de Vinci dessina des rubans, des masques et des costumes de fête pendant plus de quinze ans. Rubens possédait une mini usine de tableaux qui tournait à plein régime. Il avait
une gamme de prix variable selon qu'il se chargeait de la tête et/ou des mains ou de l'intégralité du tableau (qui coûtait alors une fortune, on frémit à l'idée de la somme que dut débourser
Marie de Medicis). Ainsi il devient peintre dans la seule structure possible: un zemi est-on tenté de
dire.
Ce mode de transmission ne me paraît donc pas spécifique du Japon ni du budo.
On pourrait facilement conclure que le processus d'apprentissage à l'époque consistait à reproduire, copier, voler la technique ou s'en
imprégner par la copie. Rien n'est plus faux à mon avis.
Un exemple de base: outre leur talent, les peintres devenaient célèbres pour la qualité de leurs pigments et ceci impliquait la transmission
d'un savoir technique ainsi que le secret sur ces procédés, de sorte que ne devenait pas apprenti qui voulait). Assumer ou croire (en l'absence d'expérience) que l'on apprend au contact direct du
maître par une sorte d'imprégnation a-verbale est extrêmement discutable: ce que donne le maître tient souvent en très peu de phrases et il les délivre au compte-gouttes lorsqu'il repère que
l'étudiant est prêt à comprendre.
D'ailleurs, même dans le cadre universitaire cette économie a encore son rôle à jouer. Quiconque a donné des cours sait qu'il ne faut pas
noyer les gens sous la technique sinon c'est l'indigestion assurée. Une seule phrase peut en revanche tout changer et même si ce n'est pas de la technique pure, elle peut ouvrir un chemin.
De sorte que les prémisses de Peter Goldsbury me semblent biaisées. Il va de soi que sa description de l'enseignement traditionnel explique
bon nombre de différences culturelles. C'est très intéressant.
Mais j'ai peine à croire que les maîtres de budo ne pouvaient expliquer. Que les élèves ne puissent pas comprendre est une autre
affaire.
Du point de vue de l'Aikido et pour avoir vécu au contact d'un maître dessinateur je suis convaincu d'une chose: O sensei ne donnait pas
tout à tout le monde de la même façon.
Saito sensei disait que le fondateur lui expliquait la raison d'être des techniques. Les témoignages de première main (P.Voarino pourrait
ici nous en dire plus) semblent montrer que la technique tenait une grande place à Iwama. Que les deshi de Tokyo n'aient pas bénéficié du même enseignement ne devrait plus surprendre personne
après le travail de S.Pranin.
O sensei pendant de nombreuses années ne faisait que passer à Tokyo, que pouvait-il enseigner? Il donnait l'image du but à atteindre et
partait, ayant sûrement autre chose à faire si l'on en uge par le nombre impressionnant de ses voyages, dans ce qu'il considérait sans doute comme les dernières années de sa vie ("ce vieil homme"
répétait-il).
On ne peut s'empêcher de penser que le niveau prodigieux de Gozo Shioda est en partie du au fait que Ueshiba lui a montré bien des choses
même s'il ne les verbalisait pas forcément.
C'est là je pense une grande confusion: on peut expliquer explicitement quelque chose sans parler, sans tout expliquer à l'élève qui devra
de toute façon accomplir tout le chemin à son tour.
Mon maître dessinateur m'expliquait un jour la leçon d'un de ses profs aux Beaux Arts. Début de la séance, Frédéric se jette sur le papier
comme d'habitude pour se livrer à son numéro de virtuose lorsque le prof lui attrapa le poignet et lui dit un seul mot: "regarde".
Bien sûr si l'on ne sait pas saisir ces instants, on rate pas mal de choses.
Que O sensei n'ait parlé de son entraînement n'est en rien surprenant. Comme disait ce maitre dessinateur, "il faut multiplier les
expériences". Sagawa sensei dit exactement la même chose, personne ne peut vous enseigner, vous devez aller chercher l'information, quand on cherche on trouve.
Mettons nous cinq minutes dans la peau d'O sensei, rural dans l'âme, possédé par ses dieux, issu et héritier d'un temps révolu: il devait se
sentir étranger dans une époque devenue si profane, matérialiste, dans un Tokyo lancé à toute vapeur dans le monde de la consommation et du moderne, amnésique par nécessité.
Que conclure de ses longs discours aux deshis de Tokyo? qu'il ne pouvait, voulait ou ne savait pas faire cours? Ben voyons. Bien plus
sûrement il tentait de les éveiller, de leur faire sentir une autre réalité.
Croyez-vous vraiment qu'il ne les voyait pas s'endormir?