1 juin 2012
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J'ai eu la grande chance de rencontrer un maître dessinateur.
Son nom est Frédéric Lair. A ma grande honte voilà des années que je n'ai
pris de nouvelles mais l'inverse est vrai aussi. Une fois revenu en France, j'irais le visiter à Saint Lo (paradoxal on le
verra), histoire entre autres de réaliser une série de photos et les mettre en ligne quelque part.
Difficile de décrire l'extraordinaire. Disons simplement que Fred est le meilleur dessinateur que j'ai jamais rencontré, et de très, très
loin. Il dessinait quasiment avant de parler et n'a ensuite vécu que pour cette obsession unique: l'art et singulièrement la peinture.
En fouinant dans mes cartons, j'ai trouvé cette vieille carte en A3 qui rend assez peu justice à son incroyable main: ce n'est qu'un crobard
rapide effectué en quelques minutes, en retard comme d'habitude.
Il pouvait tout dessiner. Dans le fond de son atelier de Puteaux, une pièce était entièrement remplie de croquis, probablement deux mètres
cubes... Tous aussi impressionnants les uns que les autres. Le plus fascinant était la diversité des écritures (étant entendu qu'il n'existe pas de "style" mais seulement des écritures) car il
pouvait dessiner à la manière d'à peu près n'importe qui. Je l'ai vu réaliser des copies de Lautrec dignes du meilleur des faussaires.
Il représente, et aujourdhui encore, la meilleure occasion qui m'a été donnée d'approcher sinon un génie, du moins un des rares à en avoir
la capacité et certains des symptômes négatifs ("le génie, c'est une névrose qui a réussi" disait-il). Fred hélas, était très auto destructeur, l'alcool étant le moyen de la destruction mais
aussi un outil de transe, de perception donc de création. Tout cela est très paradoxal.
Voir dessiner Fred était en soi une expérience, tout comme voir pratiquer O sensei j'imagine (tout est dans le j'imagine car au fond qui
d'entre nous a eu l'occasion de le voir en chair et en ikkyo...?). J'ai posé deux fois pour de grands portaits ce qui était le meilleur poste d'observation. A l'époque il réalisait des 2 mètres
sur 2 au pastel. Pas le pastel mièvre habituel mais la matière chatoyante des pastels Sennelier, les meilleurs, saturés de pigment. Il frappait parfois ces délicats petits tubes hors de prix avec
une violence qui faisait ricocher les éclats dans l'atelier. Pas par plaisir ou affectation mais seulement quand et parce qu'il le fallait.
Sa virtuosité technique éclatait à chaque instant. Il réalisa une série de caricatures des habitués du bar d'Amar... sur des cartons à bière
et au stylo Bic noir. Le petit rond de bière fournissait un cadre idéal pour toutes ces bonnes tronches. Comme disait un autre copain, Jean Pascal Bredenbach, il faut trouver son format après tout devient plus simple (JP joue souvent au grand cynique mais il n'a pas tord comme souvent).
Je ne crois pas avoir vu un seul dessin méchant de sa part. Il pouvait faire deviner la couleur des yeux du modèle au crayon noir, au
graphite... Le matin en lui apportant des croissants, je
découvrais une BD érotique inachevée dessinée dans la nuit, un autoportrait ou un texte méticuleusement incompréhensible en raison de son écriture démente et suprêmement élégante.
Il était extrêmement difficile à suivre. Physiquement d'abord. Outre le fait qu'il pouvait se lancer à corps perdu dans une bagarre de rue
pour porter secours à un copain, son alcoolisme l'exposait à des dangers sans nom qui l'ont amené à l'hôpital, en prison, parfois couverts de bleus, les poings dénudés de leur peau après avoir
tapé sur un mec ou un mur. Difficile de le suivre dans la boisson aussi, un jour vers quatre heures du matin avant de m'écrouler, j'eu à peine le temps de l'entendre déboucher une
énième bouteille et de lâcher "oh me... tu dors déjà?".
Il vivait l'instant comme personne d'autre. Il n'y avait aucune stratégie dans sa vie, aucun calcul à court ou plus long terme: il faisait,
vivait, dessinait, jouait un blues à la guitare ou l'harmonica, partait sur un coup de tête.
Sa virtuosité l'intéressait d'ailleurs à peine, pour lui ce n'était qu'un moyen. "Je suis un peu plus virtuose
mais il n'y a que le résultat qui compte". Un jour nous dessinions le même patron de bistro et à la fin, il m'a lâché "bon j'ai fait un bon dessin de pro mais le tien lui ressemble plus". Sous
entendu t'es pas un pro mais on s'en fout.
(Ma tête après le compliment...)
Cette même virtuosité aurait pu énerver mais les crétins étaient obligés de la fermer et les autres appréciaient tout simplement en se
demandant "mais comment peut-on dessiner aussi bien? Comment peut-on dessiner ainsi, avec cette facilité déconcertante?" Parce que j'ai pratiqué kotai quarante ans,
aurait lâché O sensei...
La moindre ligne, la moindre impulsion du crayon disait une sorte de petite aventure. Parfois on ne comprenait pas du tout où il
allait et soudain tout s'éclairait, c'est le cas de le dire... Si l'on étudiait la ligne en détail, on trouvait souvent une quasi abstraction dans un tout figuratif, bien loin de la technique
classique. J'imagine que les élèves d'O sensei devaient ressentir la même imprévisibilité, l'absence de cadre clair, le sentiment d'être embarqué dans le processus un peu angoissant de la
création, angoissant parce que hors normes, en dehors des sentiers battus, témoins de la manifestation de la vie dans une activité créatrice.
Le flot dans le dessin est très similaire à celui que l'on peut ressentir dans l'Aikido et pas mal d'autres choses aussi. Aux meilleurs
moments, on devient canal, médium, transmetteur, tube... Ce n'est pas je qui crée dans cet instant, c'est vraiment le monde qui passe dans le corps et l'esprit. Plus je s'absente, mieux ça (se)
passe. Le travail consiste à se préparer. S'entraîner, expérimenter, devenir le meilleur des tubes, être prêt à tout admettre pour laisser passer la grâce (survivre, vivre, ce genre de choses).
M.Musashi dans le traité des cinq roues dit avoir grandement profité de la calligraphie et de la sculpture. Rien d'étonnant.
Face à cette énigme, la plupart des gens se contentaient d'admirer et éventuellement d'acheter. Il arrivait assez fréquemment que certains
disent :" ah mais, qu'est-ce que je donnerais pas pour dessiner comme toi!". C'est là qu'on aborde un sujet encore une fois très similaire, très parallèle à l'aïkido. Apprendre, devenir capable
de.
"Apprends-moi" disaient certains. Sa réponse ne variait que dans la forme, plus ou moins saoûle, énervée ou rigolarde selon l'interlocuteur
(un jour il a envoyé chier un conservateur du Louvre qui pensait lui faire la leçon sur Rembrandt: tsss, il avait fait la copie de la Conjuration de Claudius Civilus...).
"Ben, vas-y, lance-toi". Tu veux dessiner? Ben, fonce! Allez, vas-y. Fred n'était vraiment pas du genre à décourager les gens ou à prétendre
être détenteur d'un savoir ou d'une capacité mystérieuse. Vraiment pas. Pas le genre à jouer le maître cinquante ou le shihan...
Évidemment son jugement pouvait être cinglant à l'occasion face aux prétentieux, peintres ou pas (combien d'aikidoka auraient tenu trois
secondes face à lui? peu).
"Le dessin c'est la chose la plus importante de ma vie alors raison de plus pour la prendre légèrement" me dit-il un jour. Certes,
c'était à moitié de la coquetterie puisque sa légèreté était intimement liée à une gravité presque désespérée. Une affaire ou l'on ne réussit que si l'on se donne sans réserve. Sans
tricher. Et pour encore plus que le beau. À la seule gloire de Dieu disait J.S Bach.
Toutes les anecdotes que me racontait Fred étaient autant d'indices, d'exemples. Au plus intime, l'art se nourrit de cette matière vivante
de perceptions et d'expériences. Une anecdote expliquera une nécessité ou un fragment de vérité. Ce que transmet le maître peut être en partie technique mais au-delà il transmet à celui qui sent
et désire une matière bien plus subtile et émouvante. Je me souviens de ce tableau dans lequel un homme en contre jour tendait sa main au spectateur, laissant couler entre ses doigts (à moins
qu'elle ne lui échappât) une matière bien plus précieuse que l'or - et quelle main magnifiquement dessinée. Une main qui offre et qui démontre en même temps, voilà une bonne image du
maître.
On s'étonne que Ueshiba n'expliquait pas ses techniques. On glose à l'infini sur la culture de l'enseignement, les nécessités supposées,
réelles ou fantasmées du budo. D'abord il n'expliquait peut-être pas à tout le monde et peut-être pas de la même façon. Ensuite les
génies créateurs n'ont souvent que peu de goût, peu de temps à consacrer à l'enseignement. On imagine mal Picasso en prof pour apprentis génies. Dans le cas de Fred, il estimait que les écoles de
dessin ne sont pas faites pour les chiens et que si l'on veut de la technique, il suffit de s'y inscrire. Dans le cas d'O sensei, la donne est un peu différente dans la mesure ou son dojo
était aussi un lieu d'enseignement à la façon d'un atelier classique. Cela dit, même dans l'atelier, le maître guidait dans l'apprentissage mais qu'on n'imagine pas
Rembrandt ou Rubens enseigner la perpective si ce n'est en quelques minutes, d'ailleurs il ne faut guère plus. En revanche, Rembrandt emmenait ses élèves dans la campagne aux alentours pour
crobarder: rien de plus instructif que de comparer les productions sur un même motif et puis comme ça on respire la vie et le bon air.
Cela ne signifie pas que Fred ne donnait aucune explication technique mais seulement qu'elle pouvait tomber à n'importe quel moment et qu'il
fallait être attentif pour ne pas la rater. Mais l'explication technique ne pouvait exister sans sa raison d'être artistique, à quoi bon expliquer ce qu'est une ligne si on n'a pas conscience de
l'être "jusqu'à l'incarnation, jusqu'au poids atomique", disait-il. Quelle soit non une limite mais la rencontre de deux plans n'explique qu'en partie son caractère flou, apparemment indécis chez
Velasquez, Rembrandt ou plus explicitement Bacon.
Une autre leçon du quotidien: il dessinait sans cesse. Partout. Sur mes / ses / leurs murs, sur le journal, dans la rue, les bars,
à l'hôpital, au restau. Il créait parfois des tableaux, des œuvres instruites, pensées, voulues, à la fois produits de la conscience et de l'inconscient. Mais aussi mille crobards qu'il jetait
dans un coin ou abandonnait simplement derrière, ne voulant pas s'alourdir. Il dessinait TOUT, répétant la phrase de Goethe "ce que je n'ai pas dessiné je ne l'ai pas vu".
Comment finir? Au fond Fred disait et ne faisait qu'une seule chose: irimi.
Lance-toi.
Pas de gomme.
Commence.
Pas de protection, pas de demi mesure. La vie et la mort sont toutes les deux à cet endroit, le dessin les capte dans l'instant (dans
le meilleur des cas). A la seule condition d'avancer, de se jeter dans la vie, dans l'action, dans le geste.