J'entame ici la traduction / synthèse des articles de Peter Goldsbury parus sur les forums d'AikiWeb. Au passage je ne peux que recommander ce forum avant tous ceux que je connais car les participants font preuve d'une tenue remarquable, peut-être parce qu'il n'y existe pas d'anonymat. Au-delà, ceux qui s'expriment possèdent en général un très bon bagage ce qui évite les remarques péremptoires d'ignares. La somme d'informations disponibles donne un peu le vertige tant en liens utiles qu'en réflexions documentées.
Cette série de traductions est vraiment destinée à ceux qui ne comprennent pas assez bien l'anglais pour s etaper des pages dans une langue assez exigeante, je pense à Bruno qui devrait se régaler. Il en a publié 21 à ce jour. J'ai donc plein de travail. On va essayer de tenir le rythme d'un tous les deux semaines... essayer dis-je.
On ne peut être que frappé par l'érudition de P.Goldsbury, la démonstration constante de la profondeur de son savoir, toujours mesurée, pondérée et finalement extrêmement iconoclaste avec l'air de ne pas y toucher. On touche au très très haut niveau, bien loin de la plupart des discours communs, habituels et peu infomés sur l'Aikido.
Son CV est d'ailleurs impressionnant. J'ai l'impression de trouver là un exemple de ces excellents professeurs qui peuvent illuminer une année voire influer sur votre parcours.
Né le 28 April 1944. 6ème dan Aikikai. Professeur émérite à l'université d'Hiroshima où il enseigne la philosophie et la "culture comparée" (comparative culture). Elève de Mitsunari Kanai en 1973. Puis de retour en UK en 1975, au Ryushinkan Dojo de Minoru Kanetsuka, K Chiba lors de ses séminaires. S'installe à Hiroshima, Japan, en 1980 élève de Mazakazu Kitahira, Shihan, 7th dan. S'entraîne avec Seigo Yamaguchi, Hiroshi Tada, Sadateru Arikawa and Masatake Fujita.
Le but n'est pas ici de traduire in extenso tous ses articles, certains fort longs et considérablement étoffés d'une bibliographie pléthorique qui ferait passer une édition savante pour un Que sais-je?
Qui plus est l'abondance des termes japonais me dépasse alors que je sais seulement demander où sont les toilettes (certes c'est utile), je choisis de lui faire confiance pour la traduction, problème crucial qu'il soulève de nombreuses fois (affaire à suivre) d'ailleurs.
Cela dit pour le premier article, il est bon de bien poser les cadres donc voici une traduction intégrale.
--------------
26 mars 2007
Cet article est la synthèse de longues discussions sur certains sujets récents déjà abordés dans les forums de discussion d'AikiWeb et par courrier privé. Les différents thèmes sont étroitement liés et le traitement de l'un influence la perception et le traitement des autres.
Il s'agit un travail en progression constante et qui n'est pas conçu comme un document académique à part entière. Les thèmes abordés sont liés aux différentes questions liées à la transmission de connaissances théoriques et pratiques dans un art martial non compétitif comme l'aïkido, en particulier la transmission du savoir à travers les filtres culturels. Toutes ces questions sont fondamentales pour notre façon de concevoir la forme et le contenu de la formation en aïkido que nous recevons de la part de nos enseignants et qui peuvent être présentés comme des propositions, subsumée sous les trois rubriques du titre.
Transmission
(a) Morihei Ueshiba ne fit aucune tentative pour «enseigner» les connaissances et les compétences qu'il possédait à ses deshi.
(B) Ces derniers ont tous acquis des connaissances profondes et des compétences pendant leur temps comme deshi, mais il est loin d'être clair qu'ils aient acquis tout le savoir possible ou que tous aient acquis les mêmes connaissances.
(c) Morihei Ueshiba semble n’avoir fait aucune tentative spécifique pour vérifier si ses deshi avait compris ce qu'ils avaient appris de lui.
Héritage
(D) D’un autre côté, toutes les preuves indiquent que Morihei Ueshiba s’inquiètait beaucoup de la transmission de l'art aux générations futures et, à la fin, désigna son fils Kisshomaru Ueshiba comme héritier et successeur.
(E) Kisshomaru Ueshiba semble avoir changé l'héritage qu'il a reçu de façon assez radicale, encore une fois, sans réaction claire de la part de son père, à tel point qu'il a été indiqué que l'aïkido enseigné par lui et par ses successeurs aujourd'hui, n'est plus l'aïkido de Morihei Ueshiba.
Emulation
(F) De la meme façon que les héritiers de Morihei Ueshiba ont transmis leur savoir et leurs compétences à leurs deshi, les deshi de Morihei Ueshiba ont transmis leur savoir et leurs compétences à leurs propres deshi, mais avec des degrés de succès très variables, de sorte que les connaissances et les compétences des générations présentes et futures deviennent et deviendront de plus en plus variables en qualité, à mesure qu'elles s’éloignent de la source.
(g) Le fait que beaucoup d'entre eux vivent en dehors du Japon fait que l'aïkido, devenu un art pratiqué plus en dehors du Japon qu’à l’intérieur, a profondément affecté / modifié / altéré l’essence de son charactère / de sa nature et continue de le faire.
Dans les articles à venir je vais examiner une par une ces trois catégories, car, comme je l'ai suggéré plus haut, je crois qu'elles sont fondamentales dans la perception que nous avons de l'art tel qu'il est pratiqué, ici au Japon et à l'étranger.
Cependant, je crois aussi que certains présupposés cruciaux s’expriment, ne serait-ce que dans la façon dont ces catégories sont formulées. Ces hypothèses, qui sont autant de questions très controversées, sont basées sur un paradigme particulier (à défaut d'un meilleur terme).
Ce paradigme peut également être exprimé au travers d’un certain nombre de propositions:
(1) L’Aïkido est un budo qui peut être pleinement enseigné et entièrement appris (dans le sens où il est possible pour les deshi d'acquérir toutes les compétences du maître)
(2) L'aïkido est un budo qui doit être enseigné et appris de façon systématique dans l'enseignement et l'apprentissage des stratégies.
(3) Même si l'enseignant est d'une importance cruciale dans ce processus, c'est la maîtrise de l'enseignement et des stratégies d'apprentissage de la part de l' étudiant qui finira par déterminer si les connaissances et les compétences peuvent être ou ont été ou sont en cours d'acquisition
(4) Ainsi, il existe un élément important de vérification et d’évaluation indépendante de l'efficacité interne de l'art, mais il est basé sur le critère / appréciation très vague de ce que l'art doit «faire» dans une situation réelle.
(5) Il ya aussi un aspect «moral» de l'art, au sens où
(1) l'art devrait apporter un changement chez celui quie le pratique, et
(2) ce changement devrait être positif, quelle que soit la façon de définir ce terme.
On peut opposer à cela qu'il s'agit d'un paradigme «occidental», d'une pertinence limitée par rapport à un art martial japonais qui est fortement structuré verticalement et fondé sur l’enseignant.
Néanmoins, il est un fait incontesté que l'aïkido s’est rapidement répandu à l'étranger avec la bénédiction du Fondateur (tel un «pont d'or», selon les mots mêmes du Fondateur prononcés à Hawaii) et on peut aussi faire valoir que l'art a une base plus forte, en termes de connaissances et de chiffres, en dehors du Japon que dans le pays.
Ainsi, le paradigme “occidental” ne peut pas être rejeté pour la simple raison qu'il est occidental. Ce paradigme, et les questions culturelles qui l'entourent, sera abordé fréquemment durant la discussion sur les propositions énumérées ci-dessus.
Personnellement je crois que ce n'est pas entièrement un paradigme occidental, mais aussi qu'il existe d'importantes différences culturelles dans la façon particulière dont les éléments de ce paradigme sont interprétés, voire perçus / compris, et ceci est d'une grande importance pour l'aïkido.
Avant que nous puissions commencer cette discussion, cependant, un élément plus crucial doit être ajoutée à cela. L'art de l'aïkido est basé sur la vie d'un individu et il est tout aussi délicat et controversé de distinguer clairement entre la vie qu'il menait, la formation qu'il a entrepris à partir de l'art qu'il a créé et les traditions relatives à l'art qui en sont les conséquences. La vie de Morihei Ueshiba et les circonstances dans lesquelles il a créé l'aïkido suivent un schéma reconnaissable et qui ne peuvent pas facilement être interprétés comme spécifiques d’une culture nationale particulière.
Le modèle est esquissé dans le paragraphe suivant et comporte plusieurs étapes, même si parfois ils ne peuvent pas être facilement séparées. Les étapes peuvent également être exprimées comme des propositions:
(1) Un individu charismatique subit une transformation physique et spirituelle à la suite d'une formation personnelle rigoureuse. L'individu est dans au sens propre un «solitaire»: il se marie et produit des descendants, mais cela n'affecte pas son objectif central de s’entraîner en tant qu’individu
(2) La personne attire des disciples, qui aspirent à obtenir ce qu'il possède. Les disciples entreprennent également une formation rigoureuse, qui est censée être une réplication de certains éléments, mais pas tous, de la formation que l'individu a lui-même entrepris.
Certains disciples complètent ce manque par leurs propres entraînements supplémentaires en dehors du dojo.
(3) Toutefois, l’entraînement est accompli en groupe et le groupe réalise une cohésion interne étroite, fondée sur le fait que tous les membres sont «uchi-deshi», ou étudiants à demeure chez l'individu charismatique.
(4) L'organisation évolue, qui est plus que la somme totale des individus qui la composent.
(5) La formation personnelle de l'individu devient un «art», auquel est donné plusieurs noms, mais qui devient aussi distinct du savoir accumulé de l'individu charismatique créateur.
(6) Puisque l'art a été créé et a prospéré du vivant du Fondateur et ne prend pas fin avec sa mort, il acquiert ainsi une vie autonome et est également utilisé comme point de repère de l'authenticité.
(7) Puisque l'individu charismatique, maintenant appelé le Fondateur ou tout autre nom approprié, est mortel, il 'confie' l’«art» à ses disciples, mais en confiant l’organisation centrale et la formation aux mains de son fils, qui est aussi un deshi de première génération
(8) À ce point, les autres deshi ont un choix à faire: accepter la nouvelle position du fils ou aller sur leur propre chemin et créer d'autres formations, organisations, ou arts, également basés sur l'original
(9) Ainsi, il existement véritablement un «passage de témoin”. Un leg, un héritage, une tradition est ainsi créé dans chaque cas, et aussi l’histoire respective des traditions ainsi créées: autant de façons d'interpréter les activités du fondateur et de sa place au sein de chaque tradition.
Si l’on a en tête les travaux de CG Jung et Joseph Campbell, certaines des premières étapes de ce modèle sont facilement identifiables comme le parcours d'un héros .
Cependant -et c'est quelque chose que ni Jung, ni Campbell n’ont beaucoup discuté - la façon dont le voyage du héros est reproduit, rejoué / reconstitué et valorisée dans chaque culture est extrêmement conditionnée par cette culture et ses valeurs. (Je pense que Jung et Campbell supposaient que chaque culture interpréterait les exploits du héros de façon particulière, à savoir, "occidentale".) Donc, même si j'ai dit plus haut que ce modèle ne peut pas facilement être affecté à une culture nationale particulière, il sera pas approprié pour les Occidentaux de porter des jugements sur des aspects typiquement japonais de l'évolution de Morihei Ueshiba en tant que «héros» du budo, au seul motif que sa vie suit le schéma habituel, esquissé ci-dessus.
Je dois ajouter en guise de conclusion que ces colonnes sont le résultat de près de trois décennies passées au Japon, devenant ainsi partie de la culture «de l'intérieur», (si l’on peut dire), dans le contexte général de
(1) l'enseignement et la recherche dans une grande université,
(2) de la pratique de l'aïkido avec un grand nombre d'enseignants (mais toujours avec un professeur particulier principal), et
(3) l’enseignement comparatif de la culture et de la négociation interculturelle afin de mûrir les étudiants japonais dans une des cursus d'études supérieures de l'université.
Je les ai mis dans l'ordre ci-dessus, car je considère mon temps à l'Université d'Hiroshima comme le lieu privilégié du processus fondamental d’apprentissage d'intégration dans la culture en général. Le dojo est une miniature de cette culture et dans le dojo certains aspects de la culture sont présents à un degré accru et d'autres sont absents.
Enfin, l'enseignement comparé de la «culture» à des «indigènes» a enseigné une certaine sensibilité aux problèmes liés à l'utilisation du terme lui-même.
J'ai donc de première main l'expérience d'être exposé dans son lieu de naissance à ce qui est pensé comme un art martial «global» ou «international», mais d'origine japonais,
J’ai enfin de première main l’expérience de comprendre l'art que je pratique au sein même des paramètres de sa culture d’origine.
Ce que j'utilise ici, en fait, est un argument d'autorité et nous savons tous que c'est la forme la plus faible de l'argument.
Par conséquent, je m'attends à ce que ces arguments soient examinés pour ce qu'ils sont et non pas parce que c'est moi qui les utilise. Toutefois, ceux qui contestent ces arguments devraient également être conscients de la façon dont leur point de vue culturel de départ peut affecter la façon dont ils formulent à la fois l'argument et les critiques.
Pour ceux qui s'intéressent à la culture comparée, j'ai utilisé dans mes classes les deux œuvres de Geert Hofstede: Conséquences de la culture et Cultures des Organisations: Logiciel de l'esprit.
Hofstede est hollandais et son travail n'est pas sans problèmes. Toutefois, étant donné la sensibilisation adéquate de ces problèmes, son travail est une cheville raisonnablement fiable sur laquelle pendent le traitement général de la culture comparatifs.
Ainsi, dans les articles à venir je vais examiner chacune des catégories générales transmission, héritage et émulation, pour enchaîner ensuite de façon plus détaillée sur le paradigme de l'enseignement et l'apprentissage ainsi que sur la biographie «héroïque» de Morihei Ueshiba.
Les conclusions générales seront assez sombres.
-----------
Il s'agit ici presque d'un discours de méthode bien dans l'esprit d'une étude universitaire scientifique si on reconnait ce statut aux sicences sociales. Il est hors de question d'en faire l'explication de texte mais d'emblée P.Goldsbury tape exactement au point sensible de la problématique de l'Aikido: quelle transmission? Transmission de quoi? Les chapitres suivants aborderont en plus l'épineux problème du comment...
Certaines remarques légères sont lourdes de sens, la place de Kisshomaru Ueshiba, la perte de savoir des deshis, la rupture d'avec la technique réelle d'O sensei. Toutes ces remarques ont d'autant plus de poids qu'elles sont abordées de front et sans faux semblants précisément par un pratiquant ayant évolué au coeur du Hombu dojo.
Les articles suivantes sont encore plus précis sur ces points.
A suivre.